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mercredi 29 octobre 2025
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Designers & données : la visualisation devient récit

Les données sont partout, mais leur sens se perd souvent dans le bruit. Chiffres, courbes, pourcentages : la quantité d’informations qui nous entoure dépasse notre capacité à la comprendre. Face à cette complexité, une génération de designers transforme la donnée brute en langage visuel. Plus qu’un outil de mesure, la data devient un espace narratif : un matériau à raconter.

Depuis une dizaine d’années, la visualisation de données a quitté le domaine purement technique pour s’affirmer comme un champ esthétique et culturel. À la croisée du graphisme, du journalisme et de l’art, elle cherche moins à représenter qu’à interpréter. Les studios comme Accurat, DensityDesign, Domestic Data Streamers ou encore la designer Giorgia Lupi incarnent ce mouvement : leur travail mêle rigueur scientifique et poésie visuelle.

Quand le chiffre devient expérience

La donnée n’a rien de séduisant en soi. Elle n’émeut pas, elle ne parle pas. Mais mise en forme, elle devient récit : chaque point, chaque ligne, chaque couleur devient une unité de langage. Chez Accurat Studio, par exemple, les graphiques ne sont jamais des diagrammes froids ; ce sont des paysages d’informations. Le projet Data Humanism de Giorgia Lupi repose sur cette idée : représenter la donnée non comme une abstraction, mais comme une trace humaine, un fragment de vie.

Dans ses carnets dessinés à la main, chaque statistique devient une forme, chaque nombre un motif. Une série de points peut raconter un deuil, une habitude, un souvenir. La donnée cesse d’être objective : elle devient personnelle, émotionnelle, située. C’est le cœur du data design poétique — faire sentir avant d’expliquer.

Giorgia Lupi concept de data humanism données + émotion visuels explorant lintersection entre chiffre et vie

De la visualisation à la narration

Les pionniers de DensityDesign, à Milan, parlent de “data stories” plutôt que d’infographies. Leurs projets pour des institutions culturelles ou scientifiques cherchent à rendre le complexe intelligible sans le simplifier. Ici, le graphisme agit comme un guide : il révèle les structures cachées, relie les faits, hiérarchise les signaux.

Le designer n’est plus un décorateur du savoir, mais un médiateur de la complexité. Il choisit, filtre, met en scène. Son rôle ressemble à celui d’un rédacteur visuel : il transforme l’analyse en expérience lisible. L’objectif n’est pas de séduire par la forme, mais d’amener à comprendre autrement.

Certaines visualisations vont jusqu’à devenir immersives. Le collectif Domestic Data Streamers, basé à Barcelone, crée des installations participatives où les visiteurs interagissent physiquement avec les données : un fil à tirer, un vote à suspendre, un mur à remplir de couleurs. La donnée devient un corps collectif. On la voit, on la touche, on la vit.

Giorgia Lupi Stefanie Posavec Projet Dear Data cartes postales dessinent la vie quotidienne via les données

Entre rigueur et émotion

Cette approche marque un tournant dans la culture visuelle contemporaine. Elle remet en cause le vieux clivage entre raison et émotion. Le designer de données ne choisit pas entre beauté et précision : il tisse les deux. Sa rigueur est sensible, sa sensibilité mesurée.
On parle désormais de data humanism : une manière de reconnecter la donnée à la vie, d’en faire un langage partagé.

Les graphistes de cette mouvance travaillent souvent en binôme avec des chercheurs, des journalistes ou des ingénieurs. Ils traduisent les résultats de l’analyse en formes compréhensibles. Le cercle, la ligne, le flux deviennent des personnages. Chaque visualisation raconte une histoire de relations, de tensions, de transformations.

Vers un design des systèmes

Mais la donnée n’est plus seulement un matériau à représenter : elle devient un environnement à habiter. Dans le champ du design, on parle aujourd’hui de “design des systèmes” — une pratique qui observe, relie et rend visibles les interactions entre phénomènes.
Le designer ne se contente plus de représenter des chiffres : il dessine les structures invisibles du monde contemporain.

Les cartes, les schémas et les diagrammes deviennent des outils politiques. Montrer, c’est déjà agir : mettre en lumière une inégalité, une dépendance, un déséquilibre écologique. Le data design devient ainsi une forme d’engagement visuel.

Domestic Data Streamers Installation et visualisation immersive des données corps et espace comme médium

De la mesure à l’imaginaire

Le data design poétique n’est pas qu’un langage d’explication, c’est aussi un art de la suggestion. Les visualisations de Giorgia Lupi rappellent parfois des constellations ou des textiles. Les installations de Domestic Data Streamers évoquent des rituels. Les diagrammes de DensityDesign se lisent comme des cartes d’un territoire encore inconnu.

Le chiffre, détourné de sa froideur, devient une matière à rêver. Dans un monde saturé de graphiques standardisés, cette approche rend au design sa dimension narrative. La donnée ne se contente plus de dire : elle raconte, émeut et relie.

Le graphiste d’aujourd’hui n’est plus celui qui “fait parler les chiffres”. Il est celui qui leur redonne une voix humaine. Entre art et analyse, entre science et empathie, le design des données ouvre une voie nouvelle : celle d’une culture visuelle où comprendre, c’est déjà ressentir.

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