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mercredi 11 juin 2025
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Design social : entre engagement sincère et illusions d’utilité

Sur les tensions, les limites et les enjeux d’un graphisme dit “social”

Le design graphique est rarement neutre, mais il a longtemps fait semblant de l’être. Aujourd’hui, cette illusion ne tient plus. Dans un monde traversé par des crises systémiques — sociales, écologiques, sanitaires, politiques — les formes visuelles sont de plus en plus appelées à “agir”. Agir sur quoi, sur qui, avec quels moyens : la question reste entière.

De nombreux designers, sortis des écoles ou désabusés par la logique client/agence, se tournent vers ce qu’on appelle, souvent trop vite, le “design social”. Un design qui refuse la seule séduction visuelle, qui cherche à soutenir des initiatives collectives, à accompagner des processus d’autonomisation, à réparer des silences ou à rendre visibles des récits disqualifiés.

Mais derrière cette posture, louable et nécessaire, se cache une réalité plus trouble : que peut vraiment réparer un designer graphique ? Et que risque-t-il, à trop vouloir bien faire, de figer, d’effacer ou de détourner ?

<a href="https://plateforme-socialdesign.net/fr/decouvrir/recto-verso">Recto Verso Clothilde Delsart<br>Réflexion autour des moyens de médiations entre le personnel soignant lentourage et le patient Une personne souffrant dun choc traumatique doit être au centre de son cheminement et le principal acteur de sa guérison </a>

Entre besoin réel et fiction d’utilité

La tentation réparatrice du design repose sur une conviction : les formes agissent. Une mise en page peut rendre un discours lisible. Un pictogramme peut rendre un lieu accessible. Une affiche peut légitimer une parole minorisée.

Mais cette conviction se heurte à une série de tensions fondamentales :
– Qui définit le besoin ?
– Qui possède les codes de la légitimité visuelle ?
– Quelles compétences le design peut-il revendiquer sans empiéter sur d’autres métiers (assistantes sociales, éducateurs, médiateurs, chercheurs) ?

Car il y a une différence radicale entre rendre visible, et prendre la parole à la place de. Le design social mal cadré peut devenir un outil d’appropriation, d’esthétisation de la détresse, ou de simplification abusive de problématiques complexes.

Le design comme dispositif, pas comme solution

Ce que certains studios ou collectifs expérimentent aujourd’hui, c’est un design non prescriptif. Non spectaculaire. Non finalisé.
Un design qui ne livre pas des solutions clés en main, mais construit des dispositifs d’échange, de lecture, de navigation, d’appropriation.

Ce design-là est souvent :
– lent,
– fragile,
– instable,
– collaboratif au sens fort (co-conception, restitution, traduction multiple),
– peu visible sur Instagram.

Il peut prendre la forme d’un journal autoédité avec des habitant·es, d’un espace de concertation graphique, d’un site web d’information en plusieurs niveaux de lecture, d’une signalétique accessible pensée avec les usagers eux-mêmes.

<a href="https://plateforme-socialdesign.net/fr/explorer/anima-service-commemoratif">Anima service commémoratifKosuke Araki<br>Anima  Service commémoratif est une série de vaisselle fabriquée à la main à partir de déchets alimentaires et dUrushi laque japonaise pour repenser notre rapport à la nature​</a>

Les limites de la bonne volonté

Mais vouloir “faire le bien” ne protège pas des biais. L’histoire du design social est aussi celle d’interventions maladroites, où l’esthétique masque le manque d’écoute, où le vernis participatif cache une logique descendante, où les outils inclusifs sont imposés sans discussion.

Trois écueils récurrents :

  1. La survalorisation du rôle du designer comme “facilitateur” ou “révélateur”.
  2. L’esthétisation de la précarité, via des visuels “touchants” qui transforment la vulnérabilité en capital émotionnel.
  3. L’invisibilisation du travail collectif, au profit d’une narration de “projet graphique engagé” valorisée dans les portfolios.

Il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions. Il faut un cadre, un temps, une méthodologie, une redevabilité.

Quelle esthétique pour le social ?

Il n’existe pas d’esthétique propre au design social — et c’est tant mieux.
Mais certaines tendances reviennent :
– une sobriété typographique assumée,
– des mises en page pensées pour la lisibilité réelle (et pas pour le style),
– des supports pensés pour des usages non-internet (imprimés, feuillets, kits de médiation),
– un refus de la signature visuelle autoritaire.

C’est une esthétique du commun, pas du consensus.
Elle ne cherche pas à plaire, mais à fonctionner dans un contexte donné, avec des personnes précises, à un moment identifié. Elle demande des ajustements constants, des allers-retours, des compromis.

Vers un design situé, modeste, engagé

Le design social le plus intéressant aujourd’hui ne se pense pas comme un domaine à part. Il traverse les pratiques : éditoriales, graphiques, typographiques, numériques, spatiales. Il implique de changer sa posture :
– travailler avec, pas pour,
– ralentir le rythme de production,
– accepter l’inconfort,
– reconnaître ce qu’on ne sait pas faire,
– sortir de la logique projet.

Ce n’est pas un design qui répare tout.
Mais un design qui répare quelque chose — localement, ponctuellement, fragilement.

Images issues de Plateforme Social Design

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