Tout le monde parle de design “qui fait sens”. Mais que signifie vraiment cette formule devenue omniprésente ? Est-ce transmettre un message clair, susciter une émotion, être utile — ou simplement prétendre à une profondeur qui n’existe pas ? À l’heure des templates, des injonctions éthiques et des récits marketing, cet article interroge ce que le design graphique donne vraiment à voir, à comprendre et à ressentir.
L’expression est partout. Dans les chartes graphiques, les briefs client, les manifestes étudiants, les conférences de fin d’année : « nous voulons un design qui fait sens ».
Comme s’il était désormais évident qu’un graphisme se devait d’être “signifiant”, “utile”, “justifié”.
Mais derrière cette formule lisse — parfois creuse — une question se pose : que signifie réellement faire sens en design graphique aujourd’hui ? Et peut-on encore le revendiquer sans se heurter à ses contradictions ?
Quand le sens devient une promesse
Pendant longtemps, le design graphique a été pensé comme un outil de communication. Sa mission : traduire des contenus, hiérarchiser des informations, rendre visible ce qui ne l’était pas.
Dans ce cadre, “faire sens” signifie avant tout transmettre clairement. Clarifier un message. Organiser un discours. Guider un regard.
Mais avec la montée des enjeux sociaux, politiques, écologiques, le “sens” ne se limite plus à la lisibilité : il devient valeur, positionnement, impact.
Faire sens, aujourd’hui, c’est aussi “faire bien”. Être du bon côté. Être utile.
Entre engagement sincère et stratégie d’alignement
De nombreux studios ou jeunes créatif·ves affichent une volonté de s’inscrire dans des démarches “qui font sens” : accompagner des projets solidaires, travailler pour des structures associatives, privilégier des sujets “importants”.
C’est un glissement notable du métier : le design ne se veut plus seulement au service d’un message, mais actif dans la transformation du monde.
Mais cette intention se heurte à une réalité : tous les projets ne transforment pas. Tous les visuels engagés ne produisent pas d’effet. Et parfois, le sens affiché sert surtout à se rassurer, à se distinguer, à se vendre mieux.
Le risque : que l’idée de “faire sens” devienne une coquille morale, utilisée sans réelle réflexion critique.

Une confusion entre forme juste et intention pure
Il ne suffit pas de vouloir “faire le bien” pour que le projet fonctionne.
Le sens ne réside pas seulement dans l’intention — il émerge dans la relation entre forme, contexte, usage et réception.
Un design peut être sincère et inopérant.
Ou inversement, esthétique et chargé de sens malgré lui.
Prenons un exemple : un projet de signalétique pour un espace public peut avoir toutes les bonnes intentions (typographie inclusive, pictogrammes simples, matériaux écologiques), et pourtant échouer à répondre aux usages réels.
À l’inverse, un graphisme minimaliste, froid, purement esthétique peut évoquer une émotion profonde ou transmettre une mémoire.
Faire sens, ce n’est pas cocher des cases. C’est créer un lien entre ce qui est montré et ce qui est perçu.
Le design doit-il toujours faire sens ?
Autre point aveugle : et si le design avait aussi le droit de ne pas faire sens ?
De dérouter. De créer du silence. Du vide. De laisser place à l’interprétation.
Dans une époque saturée de récits, d’images codées, de discours balisés, l’ambiguïté peut devenir un geste fort. Un design absurde, instable ou gratuit n’est pas forcément vide de sens : il peut au contraire inviter à une autre forme d’attention, de lecture, de doute.
À force de tout vouloir “orienter”, le design risque de perdre son pouvoir de trouble. Et de réduire la création visuelle à une simple efficacité sociale ou narrative.
Un sens situé, pas absolu
Le sens ne précède pas la forme : il en dépend. Il se construit dans un contexte, avec une intention, des contraintes, des réceptions multiples.
Le design graphique ne peut pas tout dire — mais il peut produire des effets de lecture, des mouvements d’attention, des gestes de cadre.
Ce qui fait sens dans un livre peut ne pas fonctionner sur une affiche. Ce qui fait sens pour un public militant peut passer inaperçu pour un visiteur lambda. Ce qui est perçu comme vide peut ouvrir un espace d’interprétation.
Revendiquons donc un design situé, précis, conscient de ses propres limites. Un design qui assume ses choix sans les surinvestir de sens.
–> Ne rejetons pas l’idée de sens. Elle reste précieuse. Elle nous pousse à penser notre rôle, notre impact, notre rapport au monde.
Mais soyons vigilants : “faire sens” n’est pas une garantie de qualité. Ni une excuse pour faire mal au nom du bien.
Un design juste, c’est peut-être celui qui sait pourquoi il est là, à qui il s’adresse — et ce qu’il choisit de ne pas dire.