Ce que nous appelons “design” aujourd’hui est-il toujours une activité tournée vers l’humain ? Ou a-t-il glissé, lentement mais sûrement, vers une ingénierie de l’adhésion, de la captation, de l’optimisation ? Poser la question, c’est ouvrir une brèche dans la mythologie de l’innovation. C’est convoquer une critique des formes, des usages, mais surtout des finalités.
Le design, autrefois médiateur, aujourd’hui médiateur d’un excès
Dans ses origines modernes, le design s’est construit comme une médiation entre l’individu et l’objet, entre la technique et le quotidien, entre l’industrie et le vivant. Il simplifiait, il domestiquait, il pacifiait. Il était à hauteur d’usage.
Mais à mesure que nos objets sont devenus plus nombreux, plus “intelligents”, plus connectés, leur complexité a augmenté, tout comme leur pouvoir d’activation sur nos gestes, nos rythmes, notre attention. Et le design, au lieu de faire contrepoids, s’est mis à collaborer avec les logiques d’accélération. Pire : à les optimiser.
Quand l’interface est fluide, le geste est rapide. Quand le geste est rapide, la pensée est évincée.
Le design est devenu un outil de friction douce, un agent invisible de la surstimulation. Un bon design est désormais défini par sa capacité à rendre la captation indolore. Il a été absorbé par le paradigme de l’efficacité.
Le design a-t-il encore un sujet ? Une temporalité ? Une limite ?
Un design est “bon” lorsqu’il permet d’aller vite, de “naviguer” sans penser, de scroller sans fin. Mais quelle est la finalité de cette fluidité ? Que fabrique-t-on, collectivement, lorsque l’ensemble des systèmes est conçu pour minimiser la friction mentale, la désorientation, le doute ?
L’humain, dans cette équation, n’est plus un interlocuteur : il devient une variable d’optimisation. Une métrique à suivre. Un cerveau à retenir. Un temps de cerveau disponible à maximiser.
Le design, en s’insérant dans les logiques de performance, perd le droit de poser les questions essentielles :
- À quoi bon ?
- Pour qui ?
- Et à quel prix ?
Ces questions sont aujourd’hui jugées ralentissantes. Or, un design vraiment humain ralentit toujours quelque chose. Il prend le temps de poser une limite. Il interroge ce qui est désirable, pas seulement ce qui est possible.
Vers un design d’atténuation, de renoncement, de discernement
Nous sommes nombreux à ressentir que trop d’objets, trop d’interfaces, trop d’informations, trop de micro-décisions sont devenus des charges cognitives. Le design peut-il redevenir une force de régulation ? Une éthique incarnée dans la forme ?
Un design vraiment humain pourrait reposer sur trois principes majeurs, radicalement à contre-courant :
L’atténuation, plutôt que la stimulation
Concevoir non pour capter, mais pour laisser en paix. Un design qui laisse place au silence, à l’incomplétude, à la respiration visuelle. Qui renonce à l’injonction d’être vu.
Le renoncement, plutôt que la saturation
Renoncer à certaines fonctions. Supprimer des options. Réduire les notifications. Un bon design n’est pas un design riche — c’est un design qui accepte de ne pas tout faire.
Le discernement, plutôt que l’itération
Face à l’idéologie du “test and learn”, du feedback A/B, du “ce qui fonctionne reste” : le discernement impose une décision politique. Ne pas faire ce qui retient, si cela nuit. Ne pas faire ce qui marche, si cela abîme.
Ce design-là serait une forme de contre-design, un design d’écologie mentale. Non pas décoratif, mais préservatif.
Imaginer un design post-captation : vers un nouvel imaginaire
Ce changement de paradigme ne sera pas technique. Il sera imaginaire.
Il implique de revoir notre vocabulaire :
- Ne plus parler d’“utilisateur”, mais de personne.
- Ne plus viser le “temps d’engagement”, mais l’autonomie de l’interaction.
- Ne plus chercher la conversion, mais la considération.
Il implique aussi une reconfiguration du rôle social du designer. Ne plus être l’exécutant d’une stratégie de croissance. Mais devenir le filtre critique d’un monde qui va trop vite.
Un designer, demain, pourrait être celui qui dit non. Qui refuse une interface violente, une courbe addictive, une logique de répétition. Qui choisit de créer moins, mais mieux. Et surtout, avec plus de conscience.
Conclusion – Design et dignité
Un design véritablement humain, ce n’est pas un design “inclusif” au sens cosmétique.
C’est un design qui préserve la dignité des gestes, des regards, de l’attention.
Un design qui renonce à tout capter.
Qui accepte d’être invisible.
Qui laisse de l’espace au silence, à la latence, à l’imprévu.
En ce sens, le design de demain ne sera peut-être pas un design de forme.
Ce sera un design de renoncement maîtrisé.
Un design de choix assumés, face au trop-plein de tout.
Ce ne sera pas facile. Ce ne sera pas séduisant.
Mais ce sera, peut-être, nécessaire.