Faut-il réapprendre à dessiner ?
IA, templates et design assisté : plaidoyer pour la pensée par le trait
Dans un monde saturé d’outils intelligents, de bibliothèques de formes et de générateurs de styles, le dessin semble devenu optionnel. Pourquoi esquisser quand Midjourney peut livrer un concept visuel en 30 secondes ? Pourquoi chercher une composition quand Figma suggère la grille idéale ? Pourquoi même poser la main sur un papier, quand tout semble déjà là, disponible, mieux fait, plus rapide ?
Ce n’est pas une question de nostalgie. Il ne s’agit pas de regretter l’époque du crayon gras et du marqueur usé. Mais d’interroger ce que l’on perd — en créativité, en pensée, en liberté — lorsque le geste disparaît du processus graphique.
L’effacement progressif de la main
Il suffit d’ouvrir les portfolios récents pour s’en convaincre : les traits hésitants, les croquis griffonnés, les ratures de projet sont absents. Ne reste que le résultat final, souvent impeccable, parfois lisse, parfois déjà-vu. Dans les formations en design, on enseigne la suite Adobe, les grilles modulaires, les logiques de prototypage. On professionnalise. On rationalise.
Et pourtant, dessiner n’est pas qu’un outil. C’est une manière de penser. Une manière d’éprouver une idée dans sa matérialité, dans son rythme, dans ses limites. Dessiner, c’est se confronter au temps, à la difficulté, à la complexité d’un geste. C’est aussi accepter que la forme résiste, échappe, échoue — et que c’est précisément dans ces tensions que naît une idée.
Dessiner, pour sortir du cadre
Le risque, à force de déléguer la production visuelle à des systèmes prédictifs, n’est pas tant la perte de “talent”, que celle de l’inattendu. L’intelligence artificielle, les modèles génératifs, les grilles de composants savent imiter. Mais ils ne savent pas encore déraper. Or une grande idée graphique tient souvent à un décalage, une rupture, une imprécision signifiante.
Le dessin, même maladroit, même schématique, permet de sortir du cadre. Il remet du corps dans la pensée. Il reconnecte la main, l’œil et le cerveau. Il oblige à ralentir, à choisir, à décider. C’est une pensée du doute, là où les outils imposent des certitudes.
Témoignages croisés : ce que le dessin redonne
Plusieurs jeunes designers rencontrés récemment affirment avoir repris le dessin “en marge” : carnet de bord visuel, storyboards spontanés, typographies dessinées à la main puis vectorisées. Non pour le montrer, mais pour se reconnecter. “Ça m’aide à trouver des idées différentes de ce que je verrais sur Pinterest”, dit Julie, diplômée d’un master en direction artistique. “Je sors du flux. Je m’écoute plus.”
Même écho chez des graphistes expérimentés, qui utilisent le croquis comme outil de rupture : “Je dessine pour ne pas faire ce que j’ai déjà fait. Pour ne pas aller trop vite. Pour rater au bon moment”, confie Mathieu, designer freelance. “L’erreur dans un croquis, ça ouvre souvent plus qu’un plugin.”
Des formations qui renouent avec le trait
Face à l’omniprésence des outils numériques et à la standardisation des processus, certaines formations en design amorcent une remise en question discrète mais significative. On voit réapparaître, ici et là, des modules consacrés à l’esquisse, des carnets de projet imposés dès les premières étapes, ou encore des exercices de dessin libre, sans finalité autre que la recherche formelle.
Cette réintroduction du dessin n’a rien d’un retour au traditionalisme. Il s’agit plutôt de repositionner le trait comme espace de réflexion : une façon de documenter l’intuition, d’archiver le doute, de visualiser des idées avant qu’elles ne soient formalisées. En intégrant le dessin dès la phase exploratoire, ces formations réhabilitent une temporalité plus lente, moins orientée vers le rendu que vers la compréhension des enjeux visuels.
On ne dessine plus “pour montrer”, mais pour penser à travers la main, pour s’accorder le droit à l’incertitude et au dialogue entre le regard et le geste. Cette approche pédagogique, encore marginale, marque un pas vers une conception plus organique du design, où l’outil numérique ne remplace pas la pensée graphique, mais en prolonge le mouvement.
Une posture plus qu’une compétence
Au fond, réapprendre à dessiner n’est pas une affaire de maîtrise technique. Ce n’est pas une question de style, ni de niveau. C’est une posture. Un refus de se laisser guider trop vite. Un choix de produire par soi-même, même lentement, même mal. Une volonté de penser par la forme, et pas seulement par le résultat.
Dessiner, aujourd’hui, c’est aussi résister à la pression de produire vite, bien, beaucoup. C’est se réapproprier un geste qui appartient au designer, non à ses outils. C’est affirmer que la création n’est pas une réponse parfaite à un brief, mais un espace d’essais, d’erreurs, de gestes incarnés.
Face aux logiques d’automatisation, face à l’uniformisation visuelle, face au confort des presets, dessiner reste un acte de liberté. Et à ce titre, il mérite plus que jamais d’être réappris.