Le temps, les styles et l’étrange vieillissement des idées
Question :
“Je travaille dans le design depuis plus de quinze ans.
J’aime toujours ce métier, mais j’ai parfois l’impression que le monde avance sans moi.
Les tendances passent, les logiciels changent, les références se renouvellent.
Est-ce qu’on finit forcément par devenir has been ?”
Réponse :
Dans le design, la peur de devenir “has been” est presque un réflexe professionnel.
Parce que ce milieu s’est construit sur la promesse de la nouveauté.
On célèbre l’innovation, l’avant-garde, la rupture, la jeunesse du regard.
Mais à force de courir après le futur, on en oublie que la maturité peut aussi être une force créative.
Le mot “has been” est un miroir cruel : il ne parle pas de compétence, mais de visibilité.
On devient “has been” le jour où l’on ne correspond plus à la tendance dominante — pas le jour où l’on cesse d’avoir des idées.
Et dans un monde saturé d’images, d’algorithmes et de cycles express, cette obsolescence symbolique arrive vite.
La dictature du nouveau
Le design a toujours entretenu une relation trouble avec le temps.
Chaque décennie efface la précédente pour mieux s’en inspirer quelques années plus tard.
Les années 90 étaient ringardes en 2005, cultes en 2020.
Le Memphis, méprisé hier, revient aujourd’hui sur les moodboards.
Les mêmes formes, les mêmes typos, les mêmes couleurs circulent dans un éternel recyclage.
Alors quand devient-on vraiment “has been” ?
Peut-être au moment où l’on cesse de regarder.
Pas de créer, mais de regarder.
Le design, plus qu’un style, est une vigilance visuelle : une manière d’observer le monde, de percevoir ses transformations.
Tant qu’on garde cette curiosité, on n’est jamais en retard — seulement à sa place.
L’expérience comme contre-tendance
Ce que les jeunes designers appellent parfois “vieille école” est souvent une question de rythme.
Avec l’âge, on apprend à ralentir, à douter davantage, à ne pas confondre agitation et créativité.
Ce ralentissement est parfois pris pour du désintérêt — alors qu’il signe l’expérience.
Le design, comme la musique ou la mode, valorise la fraîcheur.
Mais les œuvres qui durent viennent souvent de ceux qui ont su résister à la vitesse.
Les tendances passent, les regards profonds restent.
Être “has been”, au fond, c’est refuser de participer au bruit.
C’est continuer à creuser un sillon pendant que le reste s’agite.
Et paradoxalement, c’est souvent de là que renaissent les styles durables.
La peur de la relève
Derrière le mot “has been”, il y a souvent une autre crainte : celle d’être remplacé.
Voir de nouvelles générations arriver avec leurs outils, leurs références, leurs codes.
Mais l’histoire du design n’est pas une compétition de vitesse : c’est une conversation à plusieurs époques.
Les jeunes designers ne vous remplacent pas : ils vous relisent.
Le plus grand signe d’intelligence professionnelle, c’est de savoir changer de rôle :
passer du créateur pur au transmetteur, du réalisateur au mentor, du faiseur au penseur.
La pertinence ne disparaît pas, elle se déplace.
La nostalgie, moteur ou piège ?
On vieillit dans le design comme on vieillit dans la musique : en oscillant entre mémoire et renouvellement.
La nostalgie peut nourrir, si elle devient matière à réflexion.
Mais si elle se transforme en refus du présent, alors elle enferme.
Les designers qui durent sont ceux qui acceptent de réinterpréter leur propre passé.
Ils revisitent leurs codes, leurs formes, leurs obsessions.
Ils ne cherchent pas à être jeunes : ils cherchent à rester vivants.
Ce n’est pas le style qui vieillit, c’est la posture
Un designer n’est jamais has been parce que ses formes appartiennent à une autre époque.
Il le devient quand il cesse d’écouter.
Quand il défend son goût comme une vérité, quand il ne regarde plus le monde changer.
Le regard, pas la date de naissance, décide de la modernité.
Le design n’appartient pas à une génération, mais à une façon de poser des questions.
Et cette façon n’a pas d’âge.
En résumé :
- Être “has been” n’est pas une fatalité, c’est un choix de posture.
- Le design ne récompense pas la jeunesse, mais la curiosité.
- L’expérience offre ce que la tendance ne peut pas : la profondeur.
- Rester vivant dans le métier, c’est accepter d’évoluer, pas de plaire.
- Le regard ne vieillit pas : il s’affine.