Défaire le mythe du don pour redécouvrir la discipline du regard
Question :
“J’aimerais entrer dans une école de design, mais je n’ai pas l’impression d’avoir de talent.
Je ne dessine pas aussi bien que d’autres, je ne suis pas particulièrement original·e, et parfois je me dis que je n’ai peut-être pas ‘le truc’.
Est-ce qu’il faut vraiment être doué pour faire ce métier ?”
Réponse :
C’est sans doute la question la plus fréquente — et la plus piégeuse — que l’on entend aux Portes Ouvertes ou dans les classes préparatoires : “Ai-je du talent ?”
Ce mot, “talent”, flotte comme une promesse ou une menace.
On l’associe à la créativité, au dessin, à cette facilité mystérieuse qu’on croit voir chez les autres.
Mais en réalité, le design ne repose pas sur le talent.
Il repose sur une manière d’apprendre à regarder.
Le malentendu du “don”
Le mot “talent” vient du vocabulaire religieux et économique.
C’est une unité de mesure, une valeur donnée — comme si la créativité était un capital inné que certains possèdent et d’autres non.
Mais cette idée est fausse, et même dangereuse.
Elle entretient la croyance que la création serait une affaire d’élection, et non d’apprentissage.
Les écoles de design ne cherchent pas des prodiges.
Elles cherchent des personnes capables d’observer, d’écouter, de douter, de recommencer.
Le dessin, la couleur, la composition, la typographie : tout cela s’apprend.
Ce qui compte, ce n’est pas d’avoir “le geste juste”, mais le regard curieux.
Les designers les plus reconnus le disent souvent : leur premier portfolio n’était pas extraordinaire.
Ce qui les a portés, ce n’est pas une illumination, mais une constance.
Ils ont appris à s’entraîner comme un artisan, à comprendre ce qu’ils faisaient, à corriger, à recommencer.
Le talent, s’il existe, n’est rien d’autre que la capacité à recommencer sans se lasser.
La discipline du regard
Le design n’est pas un art spontané.
C’est une discipline qui part de l’observation du monde.
Avant de créer, il faut savoir voir : comprendre pourquoi une forme fonctionne, pourquoi une composition tient, pourquoi une idée convainc.
Les écoles apprennent cela : transformer la sensibilité en méthode.
Apprendre à argumenter un choix, à nommer une intention, à relier une intuition à un contexte.
Ce n’est pas une question de “don”, mais de rigueur du regard.
Le danger du mythe du talent, c’est qu’il fige.
Il pousse à se comparer, à juger trop vite, à abandonner avant même d’avoir commencé.
Il donne l’illusion que la créativité est une grâce, alors qu’elle est un travail d’endurance.
L’instinct existe — mais il s’entraîne
Certains ont un instinct plus développé : une sensibilité au rythme, à la couleur, à la forme.
Mais cet instinct n’est pas magique. Il s’éduque.
Le designer qui semble “voir juste” a simplement accumulé des milliers d’observations silencieuses.
Il a appris à sentir ce que d’autres voient encore confusément.
L’instinct, c’est l’expérience intériorisée.
Ce que l’on appelle “intuition” n’est souvent qu’un savoir incorporé : des repères, des gestes, des habitudes devenues réflexes.
Tout le monde peut y accéder — à condition d’y consacrer du temps.
Le talent comme construction collective
Le design n’est pas une performance solitaire.
C’est un travail d’équipe, de commande, de dialogue.
On y apprend en regardant les autres, en échangeant, en se trompant ensemble.
Le “génie créatif”, cette figure romantique de l’artiste seul face à son chef-d’œuvre, n’existe pas ici.
Le designer travaille avec : avec une contrainte, un public, un matériau, un client, un usage.
C’est cette interaction qui fait naître la créativité.
Le talent, dans le design, n’est donc pas une qualité individuelle, mais une capacité à créer des liens : entre les idées, les formes et les gens.
Redéfinir ce qu’on appelle “réussir”
Le vrai talent, c’est la persévérance tranquille.
C’est la curiosité qui ne s’éteint pas, la modestie qui permet d’apprendre.
C’est la main qui cherche, le regard qui s’affine, l’intuition qui se construit.
C’est aussi la patience face à soi-même.
Il faut du courage pour commencer, du doute pour progresser, et du temps pour comprendre ce que l’on fait vraiment.
Le talent n’est donc pas un point de départ, mais un résultat : la trace de tout ce que l’on a observé, raté, recommencé.
En résumé :
- Le design n’est pas réservé aux “doués”, mais aux curieux.
- Le talent est un mythe confortable : il masque le travail.
- La vraie qualité d’un designer, c’est la constance du regard.
- L’instinct se construit avec le temps et la pratique.
- Le génie créatif est collectif, pas solitaire.



