On a longtemps su dire ce qu’était un designer. Quelqu’un qui composait, qui dessinait, qui cherchait la justesse d’une forme. Aujourd’hui, la définition glisse, se dilue, s’étire. Le design n’a jamais été aussi présent, et pourtant, il semble insaisissable. Le métier s’est transformé au rythme du monde qu’il accompagne, jusqu’à devenir l’un de ses miroirs les plus fidèles.
Dans les studios, la pratique ne se limite plus au geste. Elle s’étend à la stratégie, à la narration, à la médiation. Le designer n’est plus seulement celui qui « fait » mais celui qui « pense ». Il observe, contextualise, formule. Il est consulté en amont des projets, intégré aux décisions, associé aux visions d’entreprise ou de société. La forme est toujours là, mais elle ne vient plus en premier. Le design a quitté l’atelier pour entrer dans la salle de réunion.
Ce déplacement a apporté une légitimité nouvelle, mais aussi une fatigue. Penser en permanence, justifier, documenter, rationaliser : la créativité devient méthode, le geste devient process. Le design de 2025 est à la fois plus cérébral et plus politique. Il ne s’agit plus seulement de faire beau, mais de faire sens.
Parallèlement, la structure du métier a éclaté. Le bureau fixe a disparu, les hiérarchies se sont aplaties. Les studios d’auteurs côtoient les collectifs hybrides, les freelances s’agrègent autour de projets éphémères. Le design s’est déplacé du lieu vers le lien. On ne partage plus un espace, mais un fichier, un drive, une vision. Cette liberté a permis de nouveaux modes de collaboration, plus souples, plus horizontaux. Mais elle a aussi érodé la mémoire collective du métier : plus de repères fixes, moins de continuité, un sentiment d’impermanence qui traverse toute une génération de designers.
Autre mutation, plus silencieuse : la conscience. Longtemps perçue comme une discipline de la forme, le design est devenu un champ éthique. Les enjeux environnementaux, sociaux, culturels obligent à repenser la responsabilité du designer. Créer n’est plus neutre. Chaque choix – un papier, un serveur, une typographie – porte une conséquence. Les designers les plus lucides cherchent désormais à faire moins, à faire mieux, à faire juste. Le style, pour beaucoup, a cédé la place à l’attitude.
L’intelligence artificielle, elle, agit comme un révélateur. Elle automatise des gestes, accélère des processus, bouleverse la notion d’auteur. Mais elle ne remplace pas le regard. En confrontant les designers à la machine, elle leur rappelle ce qui fait la singularité du métier : la capacité à choisir, à douter, à relier. L’IA produit, le designer interprète. C’est dans cet écart – minuscule, humain, incertain – que réside désormais la valeur du travail créatif.
Autre évolution discrète : la transmission. De plus en plus de designers enseignent, animent des ateliers, documentent leurs méthodes. Non pas pour fuir la production, mais pour en prolonger le sens. Dans une profession souvent marquée par la précarité et la vitesse, transmettre devient une manière de résister. C’est préserver une culture du regard, une grammaire du soin, une éthique du détail à l’heure où les logiciels prétendent tout simplifier.
Le métier de designer se redéfinit ainsi à chaque génération, à chaque outil, à chaque crise. Il n’y a plus de modèle stable, mais un ensemble mouvant de pratiques et de postures. Certains s’y perdent, d’autres s’y libèrent. Ce qui demeure, c’est le besoin de sens, cette exigence de cohérence entre la main et l’idée. Le designer n’est plus celui qui impose des formes au monde, mais celui qui apprend à le lire autrement.
Le futur du design n’aura sans doute pas de style propre. Il aura des valeurs : attention, écoute, responsabilité, lenteur. Dans un monde saturé d’images et de bruit, le designer restera celui qui prend le temps de regarder. Pas pour précéder le monde, mais pour en comprendre le mouvement.
