Sur l’invocation esthétique comme impasse critique
Dans les échanges entre designers, clients, directeurs artistiques ou interlocuteurs marketing, l’expression “bon goût” surgit souvent comme une évidence supposée. On l’utilise pour valider une proposition, rejeter un axe, reformuler un brief ou clore une discussion esthétique. Mais à y regarder de plus près, le bon goût est une formule à la fois commode, floue et dangereusement arbitraire.
Elle semble décrire une qualité. En réalité, elle produit un effet d’autorité. En invoquant le bon goût, on ne discute pas : on affirme. Or dans un champ professionnel où la conception visuelle est censée traduire des intentions, des valeurs, des contextes, le goût n’est pas un critère suffisant — ni pertinent.
Ce que masque le “bon goût”
La notion de bon goût a ceci de problématique qu’elle naturalise des préférences acquises, en les présentant comme neutres, universelles ou supérieures. Dire qu’un visuel est « de bon goût », c’est refuser d’en analyser les composantes : le système de signes, les références culturelles, les conventions typographiques, les usages de la couleur, les échos narratifs ou stylistiques.
Le bon goût ne décrit rien. Il juge sans argumenter.
Et ce jugement, le plus souvent, s’inscrit dans une norme implicite, qu’il convient d’interroger : esthétique occidentale moderniste, références industrielles, lisibilité académique, minimalisme valorisé, neutralité feinte.
Le recours au bon goût peut aussi masquer des biais sociaux, générationnels ou culturels. Ce qui est perçu comme élégant par un DA senior parisien ne l’est pas nécessairement pour un jeune designer à Kinshasa, pour une marque populaire grand public ou pour une communauté queer revendicative. Le bon goût est situé, non universel.
Le bon goût comme outil de pouvoir
Dans les processus de validation créative, l’appel au bon goût peut fonctionner comme un instrument d’autorité symbolique. Celui qui le mobilise se place comme détenteur d’un standard, d’une norme non discutée. Cela permet d’écarter une proposition sans avoir à la justifier autrement que par une impression.
Ce mécanisme est d’autant plus problématique qu’il court-circuite l’analyse stratégique : au lieu de se demander si la proposition répond au brief, parle à la bonne cible, active les bons codes ou marque un positionnement, on la juge « bonne » ou « mauvaise » sur une base esthétique supposée.
En ce sens, le bon goût est un piège relationnel. Il bloque la discussion, empêche la pédagogie, renforce les rapports de domination (hiérarchiques, culturels, sociaux). Et il fait du design non pas un outil de sens, mais un exercice de validation symbolique.
Penser au-delà du goût : vers la justesse
Sortir de la logique du goût, ce n’est pas céder à l’arbitraire ou renoncer à l’exigence formelle. C’est au contraire déplacer le critère d’évaluation vers des notions plus précises, plus situées, plus défendables.
On peut interroger une création en termes de :
– Pertinence : est-ce adapté au contexte, au public, au message ?
– Cohérence : le langage formel est-il en phase avec le discours stratégique ?
– Lisibilité : les choix visuels permettent-ils la compréhension, la mémorisation ?
– Différenciation : la proposition se démarque-t-elle dans son univers de référence ?
– Alignement : le geste créatif reflète-t-il les intentions profondes de la marque ou de l’auteur ?
Ce cadre de lecture permet une discussion professionnelle, argumentée, constructive. Il sort le design du registre du goût personnel pour le replacer dans celui de la conception éclairée.
Le rôle du designer n’est pas de “faire joli”
Il faut se méfier des réflexes d’embellissement, de lissage, d’harmonisation à tout prix. Le travail du designer graphique n’est pas de produire du bon goût : c’est de fabriquer du sens visible, activable, durable.
Dans certains contextes, le bon goût affaiblit. Il neutralise les aspérités. Il rend le discours consensuel. Il empêche la tension. Il évite la prise de position. Il peut faire rater la cible.
Ce n’est pas un hasard si nombre de marques récentes ont construit leur singularité sur une esthétique délibérément “mauvais goût” : brutalisme digital, saturation typographique, couleurs criardes, détournements de codes. Ces stratégies visuelles ont souvent plus d’impact et d’intention que des chartes impeccables mais vides.
Le bon goût change. La culture reste.
Ce qui est “de bon goût” aujourd’hui sera peut-être considéré comme fade ou normatif demain. Le goût est mouvant, sensible au temps, au lieu, aux usages. Ce qui reste, en revanche, c’est la capacité à penser, à structurer, à incarner une idée à travers la forme.
Le designer n’est pas là pour appliquer des critères esthétiques figés, mais pour créer des objets visuels qui parlent, qui durent, qui construisent des imaginaires.
Cela suppose de dépasser le goût personnel pour aller vers une forme de culture visuelle active, critique, partagée.
Invoquer le bon goût dans une discussion de design, c’est choisir la facilité.
C’est éviter la complexité des signes, des usages, des intentions.
C’est parfois imposer une norme sans la nommer.
Et c’est presque toujours un obstacle au dialogue.
Ce dont le design a besoin, ce n’est pas de goût — bon ou mauvais —, mais d’intelligence critique, de justesse contextuelle et de rigueur dans l’intention.
Le goût peut guider. Il ne doit jamais trancher à lui seul.