Titre, posture ou seuil invisible ? Analyse d’un flou structurel
Dans les fiches de poste, dans les grilles RH, dans les offres de mission ou sur LinkedIn, le terme “senior” est partout. Il ponctue les intitulés, balise les parcours, fixe les barèmes. Mais en design graphique, que recouvre-t-il réellement ?
Combien d’années d’expérience ? Quelle responsabilité ? Quelle autonomie ? Quelle légitimité ?
À la différence d’autres domaines techniques ou réglementés, le design graphique évolue sans cadre de reconnaissance stabilisé. Il existe peu de certifications professionnelles, peu de conventions précises, peu de distinctions claires entre les niveaux de compétence. Résultat : le passage de “junior” à “senior” se fait souvent sans seuil, sans règle, sans consensus.
Et cela pose problème. Pour les designers, pour les studios, pour les client·es – et pour la compréhension même du métier.
Un titre à géométrie variable
Dans un studio, un designer “senior” peut être :
– un designer expérimenté (5 à 10 ans) qui pilote des projets en autonomie,
– un directeur artistique sans le titre,
– un créatif référent capable d’accompagner des profils plus juniors,
– ou simplement… le plus ancien de l’équipe.
Dans un autre, le titre peut n’être qu’un levier de valorisation salariale, un argument RH ou un signal face aux clients.
En freelance, la situation est encore plus floue. Certains s’annoncent “senior” après trois ans d’expérience, d’autres ne se l’autorisent pas après dix. L’absence de structure hiérarchique rend le titre auto-déclaratif – donc à la fois flexible et fragile.
Être senior ne relève donc pas d’un âge du métier. Cela relève d’un faisceau de signes.
Ce qui fait vraiment la différence
Plutôt que le nombre d’années, ce sont d’autres indicateurs plus concrets qui marquent la bascule :
- La capacité à cadrer un projet dès la prise de brief.
- La maîtrise des enjeux non-visuels : budgets, délais, postures clients.
- La capacité à argumenter ses choix sans les sur-défendre.
- Le regard sur l’ensemble du système graphique – et non sur l’objet seul.
- L’aptitude à guider, accompagner, transmettre à d’autres.
En somme : la responsabilité, plus que la production.
Le regard élargi, plus que la performance stylistique.
La conscience du contexte, plus que la maîtrise d’un outil.
Un passage sans validation
Le problème : ce passage d’un état à un autre n’est pas ritualisé. Il ne donne pas lieu à une reconnaissance formelle, à un changement clair de statut, à un temps de bascule explicite. Il se produit souvent en creux, sans qu’on le dise.
Conséquence : beaucoup de designers continuent à se penser comme “intermédiaires”, “ni junior, ni senior”, même quand ils assument des responsabilités majeures.
D’autres s’autoproclament trop tôt – au risque de créer des attentes décalées.
Et dans les deux cas, la tension est la même : le manque de repères partagés.
Le poids symbolique du mot
Le terme “senior” charrie aussi une forme de responsabilité symbolique. Il signifie :
– tu sais faire, même quand tu ne sais pas encore quoi,
– tu portes des projets sans qu’on ait besoin de les relire,
– tu peux encadrer, même sans management explicite,
– tu ne demandes plus de validation formelle sur chaque choix.
Mais cela pose une question de fond : est-on senior parce qu’on est reconnu comme tel, ou parce qu’on agit comme tel ?
La réponse varie selon les contextes. Dans certains milieux (branding international, UX design, agences corporate), les titres sont structurants. Ailleurs (freelance, design éditorial, culture graphique), la posture compte autant que le titre.
Senior, et après ?
Si l’on suit la logique des titres, le senior précède le lead, puis le directeur, puis éventuellement le creative director. Mais dans la réalité du design, cette progression n’est ni linéaire ni souhaitée par tou·te·s.
Certain·es veulent rester dans le faire. D’autres veulent transmettre. D’autres encore veulent sortir du design visuel pour aller vers la stratégie, la recherche, la pédagogie.
Le “senior” est un moment, pas une fin. Il ne désigne pas une position hiérarchique fixe, mais un point d’équilibre entre savoir-faire, autonomie, et conscience du projet dans son ensemble
Le design graphique valorise la singularité, le style personnel et l’expérience construite au fil des projets, bien plus que l’appartenance à une grille de progression normée. À ce titre, le qualificatif de “senior” reste flou : il varie selon les contextes, les structures, les cultures de travail. Pourtant, il conserve du poids. Il engage une responsabilité, incarne une forme de reconnaissance tacite et structure une posture professionnelle. Assumer ce statut, c’est signaler une capacité à prendre du recul, à accompagner, à garantir la cohérence d’un projet au-delà de sa seule exécution visuelle.
Plutôt que de chercher à figer le mot, il faudrait peut-être penser “senior” comme une attitude professionnelle.
Une façon de regarder le projet dans son ensemble.
De faire moins pour mieux guider.
Et de ne plus seulement produire, mais aussi tenir la structure.