Il fut un temps où le design se définissait avant tout comme une pratique. Créer des formes, résoudre des problèmes, concevoir des objets utiles, communicants ou désirables. Mais depuis deux décennies, une autre figure du designer émerge : celle du chercheur. Entre théorie et expérimentation, de plus en plus de créateurs investissent le champ académique, transformant la thèse en terrain de création et l’écriture en espace de design. La recherche n’est plus en marge de la pratique : elle en devient la prolongation critique.
Cette mutation n’est pas un simple glissement institutionnel. Elle traduit un changement profond dans la manière de penser le design : non plus comme réponse à une commande, mais comme question adressée au monde. Le designer-chercheur ne se contente pas d’exécuter ; il interroge. Il explore les implications sociales, politiques ou culturelles des formes qu’il produit. Sa thèse devient un laboratoire où se mêlent textes, images, maquettes, prototypes, performances, installations, parfois même code informatique. Le savoir s’y fabrique par le faire.
La recherche-création, longtemps marginale, s’est imposée dans les écoles d’art et de design européennes à mesure que les diplômes se sont arrimés au système universitaire. En France, cette intégration a bousculé les repères. Le design n’est plus seulement enseigné ; il se théorise. Les diplômes de troisième cycle (DSRA, doctorats en design) voient émerger des profils hybrides : des praticiens capables de construire une pensée visuelle et conceptuelle. Là où la science cherche à démontrer, le design cherche à révéler. C’est un savoir sensible, incarné, indissociable du geste.
Chez beaucoup de jeunes créateurs, cette posture de recherche répond à un besoin de sens. Le design commercial, pris dans les logiques d’image et de performance, ne suffit plus. Penser, écrire, documenter, expérimenter : ces gestes deviennent des actes politiques. Les laboratoires comme EnsadLab à Paris, HEAD à Genève ou PLaine Images à Lille en sont les témoins. On y conçoit des dispositifs interactifs, des écritures graphiques spéculatives, des objets narratifs. Le mémoire, loin d’être un exercice académique, devient un espace de création à part entière.
Mais que produit-on réellement dans une thèse de design ? Souvent, des œuvres qui pensent. Un mémoire peut prendre la forme d’un film, d’une interface, d’une typographie algorithmique ou d’un atlas visuel. Ce qui compte n’est pas le format, mais la capacité du projet à articuler le sensible et le rationnel. L’écrit dialogue avec la pratique : l’un questionne, l’autre démontre. Le design y devient méthode de recherche, au même titre que l’expérimentation en laboratoire.
Ce déplacement transforme aussi le statut de l’auteur. Le designer-chercheur n’est plus un simple technicien du visible, mais un producteur de savoirs. Il documente, archive, transmet. Son atelier devient un observatoire du monde contemporain. Travailler sur la typographie, c’est réfléchir à la lisibilité de l’information ; concevoir un objet connecté, c’est interroger la relation entre humain et machine ; imaginer une interface, c’est aborder les enjeux politiques de la médiation numérique. Chaque projet devient hypothèse.
Cette dimension critique rapproche le design de la philosophie, de la sociologie ou de l’anthropologie. La création devient un outil pour penser le réel autrement. Les expérimentations de designers comme Anthony Masure, Alexandra Midal ou Frédérique Giraud montrent comment la recherche peut se faire avec les moyens du design : diagrammes, visualisations, récits, dispositifs immersifs. L’écriture elle-même se met à ressembler à une mise en page. On ne lit plus une thèse de design comme un texte : on la parcourt, on la voit, on l’éprouve.
Le défi, cependant, reste institutionnel. La recherche-création peine encore à trouver sa place entre art et science. Comment évaluer une thèse qui se manifeste sous forme d’installation ou de site web ? Comment mesurer la rigueur d’un geste plastique ? Les critères classiques (hypothèse, méthodologie, résultats) ne suffisent plus. Le design oblige à inventer d’autres modes de validation : la pertinence esthétique, la cohérence du dispositif, la clarté du propos visuel.
Pourtant, c’est justement dans cette zone floue que le design retrouve sa puissance. En refusant les cadres rigides, il propose une autre idée de la connaissance : celle d’un savoir situé, incarné, sensible. Dans un monde saturé de données abstraites, ce savoir-là est précieux. La recherche en design ne vise pas à produire des certitudes, mais des perspectives. Elle cultive le doute comme moteur, la forme comme argument. Elle revendique une science du regard.
Cette évolution redéfinit aussi la place de l’école. Former des designers-chercheurs, c’est apprendre à penser le processus plutôt que le résultat, à articuler théorie et pratique sans hiérarchie. Dans les ateliers de l’EnsAD, du Bauhaus-Universität ou de la Royal College of Art, on voit naître une génération pour qui la typographie devient essai, la scénographie devient méthode, le dessin devient réflexion. L’atelier et la bibliothèque ne s’opposent plus : ils coexistent.
Au fond, ce que cette figure du designer-chercheur révèle, c’est un changement de culture : le design cesse d’être un simple service pour devenir une forme de pensée autonome. Il n’illustre plus le monde, il le questionne. Il ne sert plus uniquement à communiquer, mais à comprendre. Et cette compréhension passe par des formes, des gestes, des matériaux. La thèse devient alors une œuvre au sens fort : non parce qu’elle est “belle”, mais parce qu’elle crée une expérience de pensée.
Le designer-chercheur ouvre des territoires inédits : il conçoit pour apprendre, écrit pour construire, expose pour partager. Dans ses mains, la thèse n’est plus un aboutissement académique mais un espace d’expérimentation continue. Elle n’enterre pas la pratique : elle la relance. Le design n’est plus seulement un métier, c’est un champ d’exploration. Et dans ce champ, la connaissance se dessine autant qu’elle s’écrit.