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mardi 7 mai 2024
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L’artiste invisuel comme citoyen expérimental – partie 1

L’artiste invisuel, sans rien perdre de toute son individualité, réinvente radicalement le concept de citoyenneté. Il s’affranchit des normes de l’art visuel souvent uniformisantes, en inventant sa propre forme d’art. Une conception radicale qui se répercute sur sa vie en tant qu’individu social. En perpétuelle remise en question, il adopte une approche artistique active, en expérimentant hors des schémas traditionnels, ce qui émule les autres à créer à leur tour.

L’acte même de créer sur un pied d’égalité a une dimension émancipatrice. Le concept de rhizome et de non-hiérarchie, explicité par Gilles Deleuze et Félix Guattari, place d’emblée l’art dans une perspective égalitaire(1). Ce qui fait écho aux prises de position des artistes invisuels Gary Bigot, Gilbert Coqalane et Mariem Memni. La création hors du système traditionnel de l’art amène à des changements sociaux hors des cases. Alexandre Gurita, artiste et inventeur du terme art invisuel dans les années 2004, voit l’artiste invisuel comme un citoyen expérimental. Pour lui, les artistes sont soumis aux idéologies et aux normes de l’art qui réduisent l’art à l’art visuel. L’artiste invisuel brise ces normes et se construit fondamentalement par expérimentation et non pas en remplissant un espace social prédéterminé comme l’artiste visuel. Expérimenter, demande assez de liberté pour aller au-delà de ses propres limites et de celles que la société nous impose. L’artiste invisuel est donc dans une forme de non-alignement.

Radicalités

Gary Bigot, bâtiment désaffecté, Bruxelles, 1975

En 1974, l’artiste Gary Bigot dispose au centre du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, une ligne autocollante jaune qui traverse une salle. Les participants peuvent la mesurer à leur manière, en formulant une unité de mesure personnelle. Considéré comme l’un des pionniers de l’art invisuel, Gary déclare : « Je m’inscris dans des concepts artistiques et philosophiques antérieurs. Quand on me parle des situationnistes des années 60, je m’y retrouve. Les artistes invisuels veulent faire réfléchir sur des idées préconçues véhiculées dans le monde de l’art, comme la notion de génie qui va empêcher toute réflexion critique. Nous voulons nous intégrer à un modèle différent du système classique et amener à un changement radical en ne produisant pas d’objets d’art ou des déchets, en ne recevant aucune aide financière de l’état. Nous sommes dans une totale radicalité ! ».

Lauréat de la Jeune Peinture Belge en 1975 et après avoir représenté la Belgique à la Biennale de Venise en 1978, ce qui est la consécration suprême pour un artiste, Gary Bigot choisit de rompre avec le profil attendu de l’artiste à succès conventionnel : produire telle forme d’art, x nombre d’œuvres d’art par an, avoir x expositions par année, participer à x foires, salons et autres biennales, avoir sa ou ses galeristes, etc. Faire telle ou telle concession pour plaire. « Je prenais le chemin de l’approche scientifique, dès les années 1980. J’ai alors recours au concept de quantum intuitif, à la notion d’équivalence ou encore d’appareil sensible. Tout ce qui m’importait était d’aller à la recherche des appareils sensibles, qui produisaient à ma place. Ma rencontre décisive avec un de ces appareils s’est faite en Espagne dans un musée de sculptures médiévales polychromes en 1981. Ces sculptures étaient assises sur des socles. Sur un de ces socles j’ai vu un thermo-hygrographe installé. Et cela m’a bouleversé. » signale Gary Bigot. Dès lors, le thermo-hygrographe devient pour lui une nécessité. Ces instruments ne sont pas uniquement disposés dans des lieux d’art contemporain mais également dans un laboratoire, une cave à vin ou même dans un sous-marin.


Allant à contre sens d’une conception de l’artiste devenu obsolète pour lui, Gary a adopté dans sa pratique quatre résolutions : « pas de production par lui-même », « pas de promotion par lui-même », « pas de profit pour lui-même », « pas de propriété à titre personnel ». L’artiste utilise le thermo-hygrographe comme une métaphore de l’être humain sensible et le principe de thermo-hygrométrie comme un langage à développer à l’infini. Son œuvre, ce n’est pas l’appareil en tant que tel. Sa pratique demande une implication de la part de son public. L’artiste inverse les rôles et devient ainsi une personne active au sein d’une œuvre collective. Dans les années 1990, l’artiste a beaucoup voyagé dans le monde entier et a répertorié sous forme d’albums des thermo-hygrographes. En 2006, la maison de Victor Hugo à Paris a « activé » la démarche de Gary. Mais ce musée de la ville de Paris n’avait pas de thermo-hygrographe. Danielle Molinari, la Conservatrice, demande alors aux autres musées de la ville de lui apporter leurs thermo-hygrographes pour la circonstance. En 2007 le MAGA (Musée d’art moderne et contemporain de Gallarate, près de Milan) fait entrer par le biais de la Biennale de Paris, deux de ces instruments que le musée utilisait pour ses collections, dans sa collection permanente.

Gary Bigot par Filip Sebreghts. Localisation : Gropius Bauhaus, Berlin, 2022

En 2017, l’artiste a initié la Biennale de Paris au Luxembourg, qui s’est déroulée du 1er octobre 2018 au 30 septembre 2020 et qui a eu pour titre « L’air que je souffle, tu respireras un jour ». Une application permettait à des usagers de géolocaliser en temps réel leurs souffles sur la mappemonde. Il suffisait d’ouvrir l’application et de souffler pour « voir » son souffle apparaître sur la carte du monde, parfois accompagné d’un message. Ce réseau social « vital », permettait de « propager un air créatif à travers le monde », selon l’expression de l’artiste. La participation des usagers devient ainsi une démarche vitale où l’on souffle ensemble. Une allégorie de la vie en communauté et du quotidien. L’artiste tout comme les usagers expérimentent alors dans une totale liberté.

Biennale de Paris au Luxembourg – Du premier octobre 2018 au 30 septembre 2020 – État des souffles au 18
juin 2019 à 17h38.
Biennale de Paris au Luxembourg – Détail avec des souffles accompagnés par des messages.

Le plus souvent, ce sont des personnes qui découvrent par hasard des thermo-hygrographes et qui le font savoir à l’artiste, comme un certain Maxime Artigues en 2023.

… → RDV la semaine prochaine pour la suite de l’article
Par Audrey Poussines

(1) « Dans la théorie philosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari, un rhizome est un modèle descriptif et
épistémologique dans lequel l'organisation des éléments ne suit pas une ligne de subordination (comme dans une
hiérarchie) — avec une base (ou une racine, un tronc), offrant l'origine de plusieurs branchements, selon le modèle
de l'Arbre de Porphyre—, mais où tout élément peut affecter ou influencer tout autre »-wikipédia

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