Ou comment les designers reprennent le pouvoir sur les images génératives
Loin des images génératives lisses et interchangeables, certain·es designers et studios font de l’IA un véritable terrain d’expérimentation plastique. Non pas pour déléguer leur créativité, mais pour détourner, fracturer, dérégler les logiques visuelles dominantes. Une exploration du potentiel critique de l’intelligence artificielle, vue comme matériau et non comme menace.
L’intelligence artificielle ne va pas remplacer les designers. Elle ne sait ni douter, ni poser une intention, ni construire un rythme.
Mais elle peut, si on la laisse faire sans distance, saturer le paysage de visuels bien faits — et profondément sans intérêt.
Car l’ennui n’est pas une erreur technique. Il est un symptôme. Celui d’un usage trop sage, trop prévisible, trop mimétique de la génération d’images.
Prompt après prompt, on obtient des portraits flous, des textures molles, des paysages sans géographie, des typographies imprécises. Des images qui plaisent… mais qui ne pensent rien.
Heureusement, une nouvelle génération de graphistes, de studios et d’artistes visuels commence à renverser la logique. Non pas en rejetant l’IA, mais en la désacralisant, en la restructurant, en la forçant à produire de l’instabilité.
L’IA comme matière à désorienter
Ceux qui font de l’IA un véritable levier créatif ne cherchent pas à obtenir une “belle image”. Ils cherchent à créer une friction. À provoquer un doute. À introduire du dérangement dans un flux d’images standardisées.
Ils abordent les générateurs comme on manipule un logiciel 3D open source ou une photocopieuse d’atelier : un outil, pas un oracle.
Certains projets explorent justement les limites de l’image générée, non pour en maîtriser la lisibilité, mais pour en exposer la plasticité instable. L’IA y est convoquée pour produire des formes ambiguës, volontairement inutilisables, qui questionnent le statut même de l’image comme outil de communication.
Dans d’autres démarches, elle est détournée pour fabriquer des paysages artificiels, trop parfaits pour être vrais, provoquant un malaise visuel discret. Là où l’on attend de l’IA qu’elle séduise, elle est poussée à révéler ses failles — ses illusions, ses excès, ses automatismes.

Loin du “prompt engineering”, on entre dans un territoire d’exploration graphique, presque matérialiste.
Ce n’est pas l’image qui compte. C’est la manière dont elle résiste.
Résister à l’esthétique lisse
L’un des dangers majeurs liés aux IA génératives n’est pas leur précision… mais leur neutralité.
Les visuels produits sont souvent cohérents, esthétiques, propres. Trop propres. Sans écart. Sans défaut. Sans aspérité.
Or, dans le design graphique, l’écart est précieux. L’erreur, le flou, l’angle mort, le vide — tout cela fait partie du langage.
Un bon poster, une couverture imprimée ou une interface mémorable sont souvent le résultat d’un déséquilibre volontaire, d’une tension dans la mise en page, d’un refus de la perfection.
Des designers explorent cette voie en forçant l’IA à produire du “raté”. Ils brisent la syntaxe du prompt, introduisent des contradictions sémantiques, ou utilisent des modèles obsolètes volontairement.
Résultat : des images poétiques, fragmentées, rugueuses. Non pas des rendus, mais des départs.

Penser avec, contre et au-delà
Plutôt que de chercher à faire “mieux” que l’IA, les designers les plus intéressants se demandent :
Qu’est-ce que je peux dire avec cet outil que je ne pourrais dire autrement ?
Et comment je le dis d’une manière qui me ressemble ?
L’IA devient alors une matière comme une autre : comme le calque transparent, comme l’encre fuyante, comme la typo que l’on a dessinée à la main. Elle n’est ni menace, ni solution. Elle est une matière narrative potentielle.
On voit émerger une autre approche : celle qui utilise l’IA non pour produire des images finies, mais pour créer des zones de trouble. Des fanzines générés puis imprimés sans logique apparente, des revues fictives où le graphisme joue avec les codes de l’autorité visuelle, des documents absurdes où la typographie semble elle-même hésiter entre style et pastiche. Dans ces objets, c’est moins l’image qui compte que le malaise qu’elle provoque. L’IA y devient un outil de mise en doute du réel, un moteur d’illusion critique.
Ici, l’IA n’est plus un prestataire visuel. C’est une structure de doute.
Designers irremplaçables
Le design graphique est un métier de sélection, d’intention, de relation.
Ce que l’IA ignore, ce sont les références silencieuses, les rapports d’échelle, le souffle d’un mot, le silence entre deux blocs.
Elle ne sait pas si l’image est juste. Elle ne sait pas si elle est trop. Elle ne sait pas pourquoi.
Et c’est précisément là que se joue la valeur du designer. Dans sa capacité à voir autrement, à sentir les ruptures, à faire sens au-delà du style.
Créer avec l’IA n’est pas trahir son métier. C’est refuser d’être remplacé par des images mortes.